Carnet de bord # 4 Dom Juan ou Le Festin de pierre

Par Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra & Marc Goldberg

 

Nous avons su très vite qui jouerait Dom Juan (Jean Lambert-wild) et Sganarelle (Steve Tientcheu), et que cela constituerait le socle de la distribution ; mais les autres, les personnages du Dom Juande Molière que nous avons conservés dans notre adaptation : à qui les confier ?

Ils ne sont pas « secondaires » : les rôles dits principaux ne peuvent l'être qu'en se frottant à eux, s'épaississant de leurs rencontres, de leurs antagonismes, de leurs dialogues avec ces autres personnages. La cruauté de Dom Juan et l'humanité de Sganarelle se déploient à la mesure des passions d'Elvire. La puissance de séduction du maître et les compromissions du valet s'enrichissent des résistances de Charlotte. Le point aveugle de Dom Juan se révèle à l'aulne de la résistance que  lui oppose le Pauvre.

 

L'alliage d'une distribution – puisque c'est de cela qu'il s'agit – varie selon les spectacles, selon les circonstances. Il peut s'agir de répartir au mieux les rôles au sein d'un groupe constitué (lorsqu'une troupe monte une pièce), ou de sélectionner des acteurs dont on imagine qu'ils correspondent aux rôles, à l'idée que le metteur en scène ou le producteur se font des rôles, dans une approche artistique ou commerciale. Mais dans notre aventure, nous sentons bien que la question demande d'être abordée de façon singulière, à partir de nos enjeux dramaturgiques.

 

Nous revenons donc à notre point de départ. Deux désirs, deux intuitions, président au développement du projet : revisiter le couple formé par Dom Juan et Sganarelle dans la pièce de Molière, explorer dans ses dernières conséquences ce que signifie pour l'ensemble du récit la confrontation du héros avec la mort dans le festin final. Une idée fait alors progressivement son chemin : ne devrions-nous pas construire et creuser une opposition radicale entre le couple et les autres personnages ?

 

Et si la mort représente pour nous la ligne de fuite inscrite dans les aventures de Dom Juan, les autres personnages ne devraient-ils pas incarner l'inverse de la mort, autrement dit la jeunesse ? Nous décidons d'examiner, puis de tester l'hypothèse…

Rien ne s'oppose à ce que Charlotte, et même Elvire, respirent la jeunesse. Elles fonctionnent alors comme des sources vives auxquelles un Dom Juan aux prises avec la mort vient se revigorer. Séduire joue ainsi le rôle d'un bain de jouvence. Se faire aimer de ces jeunes personnes revient, pour Dom Juan, à éloigner un instant le spectre de la mort. Et on comprend mieux pourquoi, à peine la séduction achevée, les belles perdent pour lui leur attrait. La chasse le ravive, non la prédation, encore moins la consommation. La conclusion de la scène avec Charlotte y gagne immédiatement une dynamique toute particulière.

 

Passons à Francisque, le Pauvre. On l'imagine naturellement comme un vieux sage qui, malingre, misérable et fragile, résiste pourtant « au plus grand scélérat que la terre ait jamais porté », comme dirait Sganarelle. Or si au contraire il est jeune, s'il dégage malgré sa pauvreté une vitalité que Dom Juan sent lui échapper, il n'apparaît plus comme une victime, comme un quidam « réduit à la mendicité ». Il devient plutôt, et pleinement, ce que Molière semble bien vouloir faire de lui : un homme que sa foi rend inébranlable, imperméable aux arguties du libertin, hors de portée pour ce chasseur d'âme qu'est notre Dom Juan. Il n'est pas la jeunesse inconstante et passionnée d'une Elvire, ni la jeunesse crédule et avide d'une Charlotte, mais une jeunesse opiniâtre, idéaliste et sans compromis.

 

Reste Dom Carlos… Le père peut-il être joué par un comédien plus jeune que le fils ?! Le bon-sens s'y refuse, mais dans une pièce qui s'achève sur la confrontation d'un homme avec une statue de pierre, doit-on céder au diktat du réalisme ? D'autant que, une fois envisagée cette possibilité, elle ouvre des perspectives surprenantes.

Que représente en effet Dom Carlos dans l'économie de la pièce ? Le respect de l'ordre établi, l'éloge des valeurs traditionnelles, le rabâchage d'obligations en tout genre, la réaffirmation du cadre dans lequel devrait s'inscrire la vie du héros. Dans la bouche d'un vieux père, ces rengaines vont de soi. Proférées par un jeune homme, elles deviennent une sorte d'hallucination cauchemardesque pour Dom Juan, dialogue avec un double inversé, le fils modèle qu'il aurait pu être, sentencieux et rébarbatif comme un bon élève… On comprend mieux alors à quel point il « enrage de voir des pères qui vivent aussi longtemps que leurs fils ». C'est le père en lui qu'il entend et qu'il veut réduire à tout prix au silence. De la sorte, la confrontation avec Dom Carlos prend des couleurs fantastiques, fiévreuses et inquiétantes, dont la rencontre avec le Commandeur de pierre devient l'efflorescence naturelle.

 

Nous songeons alors que de jeunes comédiens fraîchement sortis d'une école de théâtre incarneraient au mieux ce parti pris. La séquence 9 de l'Académie de l'Union, école supérieure d'art dramatique adossée au Théâtre de l'Union, finissant sa formation pendant le calendrier prévu pour les répétitions, un lien artistique entre ces deux institutions voisines s'impose comme une évidence. 

 

Poussant là encore notre logique jusqu'à son terme, nous choisissons de ne pas attribuer chaque rôle à un unique académicien : les quatre personnages seront joués par différents acteurs, selon les représentations. De la sorte, la vitalité et l'inventivité de ces tout jeunes professionnels, comme en écho au rôle de leurs personnages dans le spectacle, pourra chaque soir stimuler, renouveler, nourrir, raviver les situations et le jeu des deux comédiens aguerris que sont Jean Lambert-wild et Steve Tientcheu. Ainsi se manifestera pleinement la cohérence que nous cherchions entre vision dramaturgique et distribution.

 

 

Carnet de bord #4 > Dom Juan ou Le Festin de pierre > Nina Fabiani, comédienne de la Séquence 9 de L'Académie de l'Union

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